The spirit of technique I Une Conférence de Richard Armstrong
Je suis professeur de voix.
J’ai formé des gens qui venaient pratiquement de tous les horizons, qu’ils soient acteurs, chanteurs, danseurs, comédiens, conteurs, compositeurs, instrumentistes, enseignants, thérapeutes, travailleurs sociaux, électriciens, plombiers ou autre chose. Les diverses activités des personnes attirées par le travail sur la voix sont aussi importantes que le nombre des personne elles-mêmes. Derrière cette curiosité, cette implication, repose la vérité profonde de notre existence, en un mot que la voix est le muscle de l’âme. Le son que nous émettons est symptomatique de cette existence, la manifestation audible des incessants changements d’état de l’être. La voix est la clé potentielle de la personnalité, elle peut révéler, ouvrir les portes cadenassées de l’expression de notre individualité.
Au Banff dans l’Alberta au Canada, on dit quelquefois de moi que je suis un spécialiste de « la voix étendue », en général pour différentié le travail que je fais de la formation vocale classique.
Cette définition contient deux erreurs : premièrement l’idée d' »extension ». Dans les années 50 des articles parurent dans la presse du monde entier décrivant le travail remarquable qu’Alfred Wolfsohn et son groupe faisait à Londres sur l’extension du registre vocal. A ce groupe appartenait Roy Hart mon professeur. Dans ces articles l’accent était toujours mis sur la nature phénoménale de cet accroissement du registre vocal, et c’est cette même raison qui motiva l’inscription pendant de nombreuses années dans le livre des records Guinness pour le son humain le plus haut et le plus bas ! Même aujourd’hui, il vous suffit de chercher dans un dictionnaire pour voir « fausset » décrit comme un son anormal ou au delà de la normalité. Bien entendu il n’y a rien de phénoménal dans un registre multi-octave : tous ceux d’entre vous qui ont de jeunes enfants à la maison le savent. Le vrai phénomène est plutôt que beaucoup d’entre nous et certainement l’homme moyen dans la rue et tout particulièrement dans un environnement urbain, utilisons si peu de notre registre vocal et son pouvoir.
La seconde erreur est que l’idée du travail que je fais est en quelque sorte un entraînement spécialisé. La diversité des gens qui suivent mes cours révèle combien mon travail est non spécialisé. Quand vous voyez « spécialiste de la voix étendue » lisez « non-spécialiste de la voix normale ». Si la spécialisation apparait, cela se produit comme un processus individuel, quand ce processus commence il s’applique lui-même directement à n’importe quel répertoire spécifique ou quand il a des répercussions sur un entraînement antérieur ou existant.
Par exemple, au Banff Center, nous avons un programme d’entraînement interdisciplinaire, spécialement organisé pour de jeunes chanteurs classiques afin de les aider à répondre aux exigences de l’opéra contemporain ou du théâtre musical. 12 chanteurs sont choisis pour ce programme de 6 semaines et ceci parmi 200 auditions. Les intervenants y sont aussi nombreux que les étudiants. Un chanteur qui arrive en portant l’étiquette de son type de voix (soprano, mezzo, tenor, bariton…) apprend très vite qu’il se libère de ces limitations historiques. Pas seulement parce que le répertoire le demande, mais plutôt parce qu’il est confronté à la richesse de l’information sur lui-même que sa voix en tant que manifestation codifiée génère. Les chanteurs entraînés pour le classique trouvent que cet enseignement leur apporte un grand bénéfice thérapeutique. Il n’y a aucun dommage causé aux cordes vocales et les limites de la voix traditionnelle sont graduellement repoussées jusqu’au registre complet et normal, sans oublié la libération de la peur élémentaire de la hauteur et ou de la profondeur.
Ce processus libératoire est le même pour les acteurs qui suivent mon travail.
Maintenant , pour répondre plus directement aux questions posées dans cette session, vous avez deviné que la façon dont j’aborde l’entraînement de la voix d’un acteur ne se fait pas ostensiblement à travers une méthode ou une technique systématique. Technique est un mot que je n’ai jamais entendu dans ma propre formation.
J’ai commencé comme peintre. Dans les années 60 j’étais étudiant aux Beaux Arts de l’université de Newcastle, dans le bouillonnement de la Pop Art britannique, avec des enseignants comme Richard Hamilton et Joe Tilson. J’ai grandi non seulement avec la peinture et le dessin mais aussi avec le théâtre. Maintenant que j’y songe, je crois que l’on ne disait jamais « jouer », on disait juste « être dans la pièce ». Cela se passait à la fois à l’école et à l’église. Aussi bizarre que cela me paraisse maintenant, la nouvelle Eglise Méthodiste que je fréquentais dans les années 50 avait été construite avec un simple autel à un bout, et une avant-scène de théâtre tout à fait équipée à l’autre. Il était devenu normal et fréquent pour l’ensemble des fidèles, de se lever au milieu du service, de retourner leurs chaises afin de regarder une représentation ; puis ils se retournaient encore pour continuer la cérémonie. J’ai jouer dans ces représentations, certaines je les ai dirigées. Cette activité était juste quelque chose que vous faisiez et c’était excitant et amusant.
Comme enfant et comme adolescent, jouer était pour moi un besoin profond et dévorant. Il faillait que je le fasse, et j’ai trouvé le moyen de faire même à l’université. J’ai été Troilus dans « Troilus et Cressida », Jerry dans « The Zoo Story », Joseph K. dans « Le Procès ».
Après l’université, le besoin était toujours là. J’ai alors posé ma candidature dans quatre grandes écoles dramatiques : RADA, LAMDA, Central et la Bristol Old Vic, et je n’ai été retenu dans aucune d’elles. J’avais alors la conception d’une école comme l’Eglise de mon enfance où la pratique physique du théâtre et l’esprit ne seraient pas chacun à un
bout de l’église mais intégrés. Je l’appelais un peu pompeusement (heureusement la plupart du temps pour moi-même) « L’Ecole de la vie Richard Armstrong ». Je m’imaginais comme un vénérable vieux professeur aidant les étudiants à combiner musique, théâtre, chant et peinture en une forme originale où le curriculum serait la vie elle-même : les sciences et les mathématiques n’y avaient même pas droit de cité. Les explications que je donnais lors des interviews pour entrer dans les écoles dramatiques sur les besoins que j’avais de me qualifier pour une école de vie ont complètement désorientés les professeurs qui m’interrogeaient.
Ma première visite au studio de Roy Hart dans le nord de Londres en 67 fut une révélation : à la fois c’était une réponse à mon rêve et en même temps que celui-ci n’était plus nécessaire. Cette première nuit il y avait à peu près 17 personnes dans la pièce, personne ne chantait, personne ne jouait : ils parlaient. Ils parlaient de leurs sentiments, de leurs rapports, des liens qui les unissaient aux autres. C’était très étrange pour le jeune homme inhibé de vingt et un an que j’étais ; mais par dessus tout ce qui me fit revenir ce fut la qualité de l’écoute. Il y avait de longs silences d’une intensité palpable. Plus tard j’ai découvert que non seulement les gens chantaient, produisaient des sons, étudiaient des chansons et des scènes mais qu’une version complète des Bacchantes d’Euripide était en chantier.
Le principe fondamental qui régissaient ce bizarre assortiment de gens venant de tous les horizons, réunis dans la salle de séjour insonorisée d’une maison du nord de Londres, était celui dont je vous ai parlé au début. Travaille ta voix et tu travailles sur toi-même. Quand tu travailles sur toi, tu travailles ta voix. Que la voix détient la clé qui donne accès à la psychée ; quelle est comme je vous l’ai dit le muscle de l’âme. Martha Graham dit la même chose lorsqu’elle décrit un danseur comme « un athlète de Dieu ». C’est la même chose qu’offrait l’église dans la même pièce : le monde de l’esprit et le monde du théâtre. Pour moi, les sons que nous émettons sont la colle audible qui lie ces deux mondes ensemble.
Le travail dans le studio de Roy Hart avec en parallèle des préoccupations sociales, politiques et artistiques, tout ceci nous nourrit pendant les années 60. Entre 67 et 74, un extraordinaire tourbillon de célébrités visita le studio, la diversité de leurs activités mettant alors en lumière l’opportunité de cette recherche : les frères Huxley, George Steiner, Edith O’Brien, Harold Pinter, RD Laing, Jerzy Grotowski, Peter Brooke, Jerome Robbins, Irene Worth, Colin Wilson, Jean-Louis Barrault, Sir Peter Maxwell Davies, Karlheinz Stockhausen, Hans Werner Henze, Sir Harrison Birtwistle. Jack lang envoya Michele Kokosowsky en reconnaissance pour le Festival mondial du théâtre de Nancy où nous allions nous produite en 1969.
Le mot technique ne fut jamais prononcé.
Puis une nuit en 1975, pendant une tournée en Autriche, juste avant la mort de Roy Hart ; je parlais avec Roy après une représentation de L’Economiste de Serge Beha ; j’étais frustré par ma façon de jouer ce soir là et je me plaignais de n’avoir pas pu entrer dans mon rôle.
Il m’a regardé en souriant et m’a dit « N’as-tu jamais entendu parler de technique ? ».
Ce que je retire de mon expérience comme professeur, c’est que si vous vous focalisez sur la technique et qu’elle devient le pré-requis à une bonne interprétation, vous manquez votre cible Comme professeur de voix, je continue d’éviter ce mot, sachant que le voyage individuel éventuellement s’enrichit lui-même de quelque chose que vous pouvez si vous le voulez appeler par ce mot ; mais le processus de libération doit intervenir en premier et que cela doit être un processus individuel.
En trente trois ans d’enseignement, je n’ai jamais donné la même leçon deux fois. C’est impossible. Si vous croyez, comme moi, que l’enseignement au mieux, part d’un principe : à savoir que l’enseignant ne sait rien, position avantageuse privilégiée, alors toutes les informations dont vous avez besoin pour générer un processus individuel sont là devant vous. C’est une révélation, comme si personne n’avait avant vous imaginer la construction : brique après brique. Essayer d’imposer un dessin unique pour cette construction à tous les différents étudiants d’une classe ne mènerait nulle part.
En ce qui concerne la seconde question : La technique libère-t-elle réellement l’acteur ?, je répondrai : je pense que c’est réellement l’inverse ; libérer l’individu conduit à la technique.
Quel rôle jouent les exercices dans l’entraînement. Dans mon travail l’exercice en soi n’est pas très utile. Si vous croyez comme moi que le meilleur enseignement prend sa source dans le fait de ne rien savoir, donc il est raisonnable que ce que nous appelons exercice doivent disparaître et être réinventés à chaque moment de l’entraînement. Certaines des choses que je fais sont inspirées de Roy Hart ou Alfred Wolfsohn avant lui. D’autres ont absorbés des éléments de classe de danse ou d’autres disciplines que j’ai étudié. Les autres je les ai inventées. De toutes façons, en eux mêmes les exercices sont inintéressants.
J’ai quelques fois donné des cours dans des endroits où un étudiant avancé avait préparé les étudiants en leur enseignant « mes exercices ». Certains de ces étudiants m’ont fait remarquer après le cours qu’ils n’avaient pas compris les exercices jusqu’à ce qu’ils les pratiquent avec moi. C’est parce que l’étudiant avancé avait enseigné l’exercice, plutôt que d’utiliser ou d’adapter sa forme afin de révéler l’information qu’un véritable enseignement peut alors exposer. Les exercices sont seulement les plans d’une construction pas la construction elle-même. Cela me fait penser au maçon de ma maison en Corse, il tenait les plans de l’architecte pour la rénovation : « je ne vais pas faire ce que votre architecte me demande de faire » me dit-il en repoussant les plans comme un vieux torchon sale, « quel âge ont vos parents ? »continua-t-il en ne donnant aucun signe de passer du coq à l’âne.
Ce maçon devait construire un escalier pour rejoindre la chambre d’amis que mes parents lorsqu’ils me rendraient visite pourraient aisément emprunter. Les plans, comme les exercices, ne sont utiles que jusqu’à un certain point. Au delà, c’est l’information qui compte. Quand mes parents sont venus en Corse, ils se sont rendus facilement dans leur chambre pour dormir.
Richard Armstrong
est internationalement reconnu comme professeur, metteur en scène, interprète. Pionnier du registre étendu de la voix humaine, ses qualités l’ont amené à voyager dans plus de trente pays et ont inspiré toute une génération d’interprètes. Il a enseigné au département théâtre et musique de Banff Center (Candada) depuis 1985. Il est actuellement professeur associé d’arts au département de théâtre expérimental de la Tisch School of Arts à New York University (NYU), ainsi que dans des écoles d’opéra à travers le monde. Il est membre fondateur du Roy Hart Theatre.
En 2001, il a été invité à parler de son travail dans un colloque international sur la formation de l’acteur : « Former ou transmettre : le jeu s’enseigne-t-il ? », une rencontre qui s’est tenue au Théâtre National de la Colline à Paris en 2001, organisée par l’UQAM (Université du Québec à Montréal) et l’Université Paris X Nanterre. Son intervention a porté sur les questions : quelle est la place du travail technique ? La technique libère-t-elle vraiment l’acteur et lui permet-elle de mieux créer ? Quel rôle occupent les exercices dans la formation ?
Cette texte est extrait de cette conférence, publiée dans L’École du jeu : former ou transmettre… les chemins de l’enseignement théâtral (dirigé par Josette Féral), aux Editions l’Entretemps, 2003. Traduction : Yveline Moreau.
Photo © Thierry Casias