Entretien avec Jonathan Hart Makwaia
par Walli Höfinger et Christiane Hommelsheim
Christiane Hommelsheim : Nous aimerions parler de la voix et de la composition dans ton travail. Quand tu enseignes, comment aides-tu les personnes à trouver leur propre musique ? Les aides-tu à la trouver dans leur voix ? Ou la voix les aide-t-elle à entrer en contact avec ce qu’elles aimeraient exprimer ?
Jonathan Hart Makwaia : Le travail de la voix ouvre aussitôt vers la musique potentielle. Je ne pense pas spécialement à chercher la musique dans la voix d’une personne ni à chercher, à travers la voix, une musique. La voix fait surgir naturellement tout à la fois le monde de l’imagination consciente et inconsciente. C’est pourquoi la voix est l’instrument parfait pour stimuler la musique.
Par exemple, dès qu’une personne commence à produire un son, un processus se déclenche. Par moments, la personne peut être consciente d’improviser une mélodie car elle sent cette mélodie ou elle l’entend intérieurement. A d’autres, il n’y a plus cette conscience, il se passe autre chose, quelque chose qui a plutôt à voir avec le pouvoir profond de la voix sur chacun d’entre nous, avec la façon dont elle nous conduit vers l’inconscient, vers les sentiments : ce quelque chose émeut et amène une autre musique.
Je n’ai donc pas besoin d’un objectif clair au départ car ce voyage entre conscient et inconscient va déclencher des pistes créatives. Il se peut qu’un univers sonore spécifique dans la voix de quelqu’un suscite l’envie de créer une musique avec. Ou encore une voix peut éveiller un certain état d’être ; cet état d’être n’est pas encore musique mais il constitue une sorte de terrain de jeu pour la voix en émergence.
Souvent les personnes ont une musique très spécifique qu’elles entendent, peut-être une musique toute simple, seulement une phrase, mais elles l’entendent de l’intérieur, et cela permet de débuter le travail par là.
Walli Höfinger : Quand je t’observe en train d’enseigner, j’ai l’impression que ton mode d’écoute est très particulier. Dans le travail individuel, qu’est-ce que tu écoutes ?
JH : Le plus important est de sentir ce qui compte pour la personne. Dès que quelque chose a de l’importance pour elle, son esprit créatif, musical ou non, entre en jeu. C’est la créativité de chacun qui compte pour moi. Je crois qu’ensemble, professeur et élève, nous sommes en recherche. D’ailleurs, la plupart du temps dans le travail, je n’aime pas ces mots de « professeur » et d’« élève », comme je n’aime pas dire « leçon ». On cherche et, à un moment donné, on comprend ensemble où il y a créativité et ce qui compte. A partir de là, on peut développer les aspects créatifs. Certaines personnes ont besoin simplement de ressentir une sensation, une émotion, mais la plupart ont le désir d’être créatif.
Chercher ensemble, c’est ça, l’écoute, pour moi. Je ne cherche pas à entendre une qualité de son particulière. Quand quelque chose d’important est touché, je crois que tout le monde le sent, le reconnaît. Je suis sûr que vous en avez fait l’expérience, quand tout le monde perçoit ensemble ce moment.
Pour moi, l’écoute peut donc consister à écouter dans l’instant les sons, littéralement, ainsi qu’à regarder et sentir comment est la personne sur le plan physique, corporel. Ou encore, dans mon écoute, je cherche à sentir où la personne veut aller. Ce n’est pas la même chose qu’une écoute dans l’instant. Et c’est pourquoi je parle de chercher ensemble : même si on ne se le dit pas, à un moment donné, la personne et moi, nous comprenons ensemble. Oui ! C’est ça qui est important ! Allons-y ! S’il y a alors de la musique, on peut commencer à en nommer les éléments particuliers.
C H : Quelle importance accordes-tu à la deuxième étape, vers la forme, vers la musique ? Quelle importance a la forme artistique consciente au final ?
JH : Cela dépend des personnes. Dans nos groupes de travail, la plupart des gens veulent en général aller vers une création. Alors oui, dans ce cas, c’est important. De toutes façons, je crois que créer des structures et se laisser transporter par un état sont deux choses qui peuvent s’entre-nourrir.
Pour quelqu’un qui chercher plutôt à approfondir ses émotions, créer une structure peut aider à mieux les comprendre. Sinon, il y a risque de s’y perdre. On se sent très bien, on ressent quelque chose de très fort mais, à la fin ou le jour suivant, qu’est-ce qu’il en reste, si ce n’est l’envie de le refaire ?
D’un autre côté, bâtir des structures sans avoir un rapport personnel avec elles n’est pas aussi fécond que si l’on invente et investit soi-même une structure.
C H : L’art n’est donc pas le but ?
JH : Quelque fois, oui, c’est l’art, mais je ne voudrais pas toujours avoir ce but en tête. En fait, plutôt qu’ « art », je dirais « créativité ». Souvent c’est la même chose, mais pas toujours.
C H : Parfois, dans le travail, je t’entends dire à quelqu’un : « Si tu dis que c’est de la musique, alors c’est de la musique. »
JH : Pour moi, comme élève, cette phrase a ouvert une porte. J’ai pensé : « Oh, je décide où commence l’art ! » Quand ressens-tu que quelque chose se met à communiquer artistiquement ?
Voilà pourquoi je parle de « ce qui compte ». A partir de ce qui compte profondément pour soi-même, on va vouloir faire quelque chose, le transformer. Il me semble que c’est le début de l’art ou, du moins, c’est un désir qui conduit vers l’art. Par conséquent, il est bien plus important de se mettre en contact avec ce qui compte pour soi que de se demander comment faire de l’art.
L’étape suivante consiste à trouver une façon de partager, de communiquer avec d’autres ce qui compte pour soi. Là commence l’art. Souvent, ce sont de petites choses subtiles qui comptent pour soi mais dont on croit qu’elles ne comptent pas pour d’autres. On se dit : « Oh, c’est trop petit, trop peu important pour être artistique. » Et on les ignore. Pourtant, ces petites choses subtiles sont probablement ce qui rend une œuvre artistique si unique, si intéressante, car elles diffèrent de ce que les autres font. Ou, même si elles ne sont pas si différentes, on sait exactement pourquoi elles comptent, et cela intéressera et touchera d’autres personnes.
W H : Quel rôle joue dans ton enseignement le fait que tu sois toi-même un artiste ?
JH : Je n’ai pas la réponse, mais plusieurs éléments me viennent à l’esprit. Pour la même raison que j’aime créer mes œuvres, j’aime voir d’autres personnes créer. Je ne le ressens pas comme un travail puisque c’est précisément ce que j’ai envie de faire ! Quand j’entends quelqu’un initier un chemin qui me semble musical ou créatif, j’ai aussitôt le désir d’aller l’explorer et j’ai envie qu’il ou elle y aille aussi.
D’autre part, sachant par expérience personnelle comme il est difficile de créer ses propres œuvres, j’éprouve plus d’empathie envers ceux et celles qui cherchent à en faire autant. Enfin, face à quelqu’un qui travaille sur sa propre création, je sens que ça l’aide de savoir que je suis aussi passé par là.
W H : Quel est ton point de vue sur le soutien par le groupe, une notion que tu nous as transmise et qui nous inspire ?
JH : Je l’ai apprise de Rosemary Quinn . Quand une personne travaille en groupe, chacun dans la salle autour d’elle peut discerner plus ou moins où elle veut aller. Parfois quelqu’un comprend quelque chose que la personne elle-même n’a pas compris, ce qui élargit son champ et l’aide à se libérer de ses idées fixes.
J’ai en tête l’image du massage car il se produit la même chose avec le corps : il suffit de toucher délicatement un endroit pour réveiller très simplement le corps et sa sagesse naturelle.
Un groupe possède plus de sagesse qu’une ou deux personnes isolées.
Par ailleurs, enseigner, c’est parfois chaud ! On ne peut pas vraiment descendre à l’intérieur de son subconscient. On y arrive un peu mais, si quelqu’un d’autre intervient, on part plus facilement dans la détente, la rêverie, où l’on accède à d’autres niveaux. Pour cela, j’aime beaucoup co-animer.
W H : Le fait de toucher, au propre et au figuré, est l’un des aspects importants de ce soutien par le groupe. Quelle place occupe le toucher dans le travail de la voix ?
JH : La dimension corporelle est vraiment importante. Je crois que tout le monde aime toucher et être touché, même si quelques personnes, au début, y sont réticentes. Avoir un contact physique répond à un instinct humain fondamental. Je ne touche pas beaucoup les personnes dans le travail individuel car j’ai trop conscience des tabous culturels et sociaux. Si je me fiais simplement à mon instinct, je les toucherais beaucoup plus.
En groupe, dès que le contact physique s’établit entre les personnes , dès que le toucher intervient, dans l’atmosphère de la pièce, je sens quelque chose fondre et s’apaiser. On peut alors passer à un autre niveau dans le travail. Le toucher rappelle et réveille des images, des états intérieurs. En fait, ce n’est pas le toucher en soi qui est intéressant. C’est sa capacité à faire mémoire d’états, de lieux autres que là où les personnes se trouvent ou se voient.
Parfois, le toucher concerne le corps au sens propre. Par exemple, on est tellement concentré sur son dos qu’on a complètement oublié le plaisir de détendre ses épaules : le contact d’une main sur l’épaule va le faire resurgir.
Le toucher suscite souvent des images intérieures qui font remonter le souvenir d’une autre sensation, d’un autre espace. Cette présence des autres mondes est d’une grande aide. Ensuite, quand par le travail conscient, on revient au monde dans lequel on était, il a pris du relief, il offre plus de perspectives.
C H : Dire « je suis touché » fonctionne dans les deux sens.
JH : Quelqu’un touche mon dos, et ça me touche le fond du cœur ou ça touche une émotion. Pourtant la personne ne touchait que mon dos. Etre touché physiquement est un pont vers ce qui me touche intérieurement et vers accepter d’être touché par ce qui arrive.
Tout à fait. C’est important pour la personne touchée physiquement, mais aussi pour celle qui touche. On en revient à l’idée de soutien : ceux qui donnent un soutien apprennent autant que ceux qui le reçoivent. Donner et recevoir : il faut vivre les deux pour pouvoir comprendre.
C H : Quand tu es venu à Bruxelles pour « Témoins de notre temps », tu as parlé de la relation entre inspiration et expiration.
Quel lien fais-tu ?
JH : Pour moi, la relation entre inspiration et expiration est extrêmement riche. Trop souvent, l’inspiration est sous-évaluée, négligée, considérée comme évidente. Les gens sont tellement pressés de retrouver l’expiration qu’ils ne permettent pas à l’inspiration de nourrir l’expiration autant qu’elle le pourrait. Ce n’est pas un hasard si, en français et dans plusieurs langues, le mot « inspiration » à un double sens et évoque aussi toute l’ouverture de l’imaginaire. La façon d’inspirer influence complètement le son qui va arriver sur l’expiration : on prend plus de temps pour sentir son intention ; on peut préparer tel ou tel espace physique pour le son.
Pour inspirer, il faut lâcher le son qu’on était en train de faire et, souvent, on a peur de le perdre. Inconsciemment, certaines personnes vont tout au bout de leur souffle, pour ne pas perdre le contact avec leur sensation. En fait, si on choisit de lâcher le souffle puis de revenir au même son, on comprendra mieux ce son qu’en essayant de s’y accrocher.
C H : Tu parlais aussi d’un pont entre le monde intérieur et extérieur…
JH : Oui, il y a un lien. Ce que j’aime profondément dans la voix, c’est qu’elle nous touche au-dedans et au-dehors et que les deux s’alimentent mutuellement. Une personne qui a été touchée au-dedans aura plus à offrir au monde extérieur. C’est pourquoi il est vraiment dommage que l’art et la thérapie ait été séparés au siècle dernier, car ils se nourrissent l’un l’autre. Je suis sûr que les grands artistes des siècles passés connaissaient et pratiquaient le travail sur soi. Sans doute qu’ils n’en parlaient pas ainsi. Mais je ne vois pas comment les grands écrivains, les grands peintres auraient pu faire leur œuvre sans avoir visité quelques lieux intérieurs, intimes et profonds. A l’époque, ça ne s’appelait pas « thérapie ».
Propos recueillis par Walli Höfinger et Christiane Hommelsheim.
Traduction : Catherine Bédarida
JONATHAN HART MAKWAIA
est chanteur vocaliste, enseignant, compositeur et acteur. Il a été directeur musical et interprète dans de nombreuses créations du Roy Hart Theatre au cours des années 1970-1980. Depuis son installation à New York en 1988, il a collaboré avec des artistes de différentes disciplines, tout en restant particulièrement engagé dans l’évolution du travail Roy Hart de la voix.
Il donne des concerts solo à travers l’Europe et les Etats-Unis : « Un déploiement spectaculaire de techniques et de timbres vocaux » (New York Times).
Jonathan Hart Makwaia enseigne la voix au département de Théâtre Expérimental de l’Université de New York (NYU), depuis plus de vingt ans. Il continue à animer chaque été des stages en Europe, notamment au Centre artistique international Roy Hart (France).
Photo © Johanna Lippmann