• Entretien, 2012

    TROUVER SA VOIX

    Rosemary Quinn

Trouver sa voix I Entretien avec Rosemary Quinn

par Walli Höfinger et Christiane Hommelsheim

Christiane Hommelsheim : Lors d’un stage auquel je participais, tu as posé la question : ‘Comment s’épanouir soi-même en pensant aux autres ?’. Pour moi, cette phrase rejoint la question : ‘Comment créer une collaboration enrichissante ?’ Peux-tu dire quelques mots à ce sujet ?

Rosemary Quinn : Un des cours que je donne depuis plus de vingt ans à l’Université de New York est un cours d’improvisation pour acteurs. Il est clair pour moi que si un acteur aborde n’importe quel type d’improvisation en essayant uniquement de réagir aux autres, rien ne se passera. Il faut qu’il y ait une intention, un désir, un souhait de chaque personne. Il est aussi clair pour moi que si quelqu’un aborde une improvisation et dit par exemple: ‘Je sais! Nous sommes tous dans le cabinet du médecin, et je suis celui qui…’ ou si quelqu’un essaie de tout gérer, c’est une catastrophe ! Donc il faut toujours un équilibre.
Pendant des années, il me semble que dans ce travail d’improvisation, j’ai toujours demandé aux acteurs de conserver une limite floue entre ce qu’ils reçoivent de l’extérieur et ce qui surgit de l’intérieur. Pouvez-vous maintenir l’écoute dans les deux directions simultanément ? Alors seulement cette improvisation a une chance d’être un point de rencontre entre tous les acteurs et d’être une création collective qui n’aurait pas pu venir d’un seul des acteurs. C’est à mon sens la définition de la collaboration.
A la fin du collège , je voulais absolument travailler avec des artistes de théâtre qui avaient en quelque sorte défini la collaboration créative dans le théâtre des années 1960 et 1970 aux Etats-Unis. Mon travail a été vraiment défini par le metteur en scène Joseph Chaikin et le travail du Open Theater, ainsi que par les acteurs ou artistes qui travaillaient ensemble pour créer du théâtre en collaboration.

C W : Quelle est ton point de vue sur le travail de la voix dans le contexte de la société ? Vois-tu une dimension politique à ce travail, particulièrement aujourd’hui ? Je fais référence à ce que disait Claudia Gaebler du Théatre de la Vie dans une conversation que nous avons eue: ‘Si chacun trouvait sa voix, nous aurions une révolution.’

R Q :Trouver sa voix est une grande partie de mon travail, c’est une part énorme de mon enseignement. Ce que j’ai fait ces vingt dernières années au Département de Théâtre Expérimental est de définir précisément comment des acteurs et d’autres artistes peuvent trouver leur voix par des spectacles solo, par l’écriture, par la découverte de formes théâtrales, de chemins de théâtre pour faire émerger leur voix. Comment trouver sa voix ? Pour moi, il n’y a pas une grande différence entre trouver sa voix sur la note la plus haute du piano et trouver sa voix en réalisant soudain qu’on est la seule personne de la classe qui a toujours joué ses rôles sur un skateboard et qui, par conséquent, se dit : ‘Oh, j’ai un style!’. Quel que soit ce style.
Il me semble que, sur le plan social, trouver sa voix est très important, en particulier pour ceux qui sont marginalisés et n’ont pas l’habitude de prendre le temps de trouver leur voix. Ensuite vient la question : qui écoute ? C’est cette question qui m’inquiète le plus sur le plan politique : qui écoute ? Est-ce qu’on sait même comment écouter ? D’une certaine manière, je pense que c’est ce qui m’a attirée vers le travail avec le Roy Hart Theatre. Je n’oublierai jamais comment Marita Günther (membre fondatrice du Roy Hart Theatre et élève d’Alfred Wolfsohn) écoutait, quand elle enseignait. C’était comme si elle m’écoutait moi, devant elle, et parvenait simultanément à écouter ce qui se passait tout autour de nous.
Pouvons-nous aider les autres à écouter ? Ce qui est si précieux, c’est de raconter une histoire, et que quelqu’un puisse se dire: ‘Oh, ça a commencé comme cela, mais je n’avais aucune idée qu’on finirait là…’ Et qu’il puisse expérimenter le: ‘Attends, suis-je ici, maintenant ?’ Ou: ‘Oh, une femme est arrivée, la typique grande blonde, Ok j’ai cerné la personne… Mais maintenant elle m’explique les maths… et je comprends !’. Comment des histoires peuvent perturber notre façon de construire trop vite des stéréotypes et comment pouvons-nous écouter ? Si nous pouvions nous assurer que tout le monde écoute, nous n’aurions pas besoin d’une révolution.
Je pense que le théâtre est un acte politique, spécialement au XXIème siècle, lorsqu’il y a si peu de raisons de s’asseoir en face d’une autre personne. Donc être dans des endroits avec d’autres humains dans la même pièce, assez près pour qu’on puisse entendre le battement de leur cœur, ça devient une sorte de phénomène. C’est un acte politique quand les gens sont ensemble dans le même temps et le même lieu.

C W : Le fait qu’ils se réunissent ensemble est un acte politique ?

R Q : Oui, c’est la première chose qui est interdite dans une société totalitaire, le droit de se réunir – c’est pourquoi j’appelle cela le théâtre ! Avoir cette possibilité devient un acte politique. Y compris dans des lieux où cette possibilité paraît évidente. Je le ressens comme une obligation pour un artiste de théâtre de raconter les histoires que d’autres n’ont pas entendues. Je ne pense pas toujours que je m’en acquitte assez bien, mais j’en ressens l’obligation.

C W : Cela rejoint aussi la question de quel type de théâtre est montré dans quel lieu. Montrer une pièce comme Birdsong, est-ce un acte politique?

R Q : Il y a un acte politique dans la façon dont vous vous écoutez l’une l’autre dans Birdsong. Mais, à l’avenir, quand vous serez de nouveau dans le théâtre, qui rencontrerez-vous en marchant depuis là où vous logez jusqu’au théâtre et qui ne sera jamais dans votre public, et pourquoi ? Je suis sûre que ce serait complètement différent dans ce quartier de Bruxelles, à New York, chez vous ou ici à Malérargues. Qui et que ne voyons-nous pas ? Et que n’entendons-nous pas ? On peut se demander non seulement quelles sont leurs histoires, mais aussi quelle est notre histoire, pour que nous ne les entendions pas ?

W H: Comme artiste – actrice, metteuse en scène – qu’est-ce qui t’intéresse le plus en ce moment ?
dring dring – message sur le mobile

R Q : Voyons s’ils vont répondre à ma question !

W H : Nous pourrions demander aussi : qu’est-ce que l’art ? Comment ton travail artistique est connecté à ton enseignement ? Le talent de faciliter la communication – n’est-ce pas une part vitale du processus de création ? Qu’est-ce que la vie et qu’est-ce que l’art ? Et comment faire de l’art ‘sain’ ?

R Q : Cela a beaucoup à voir avec le respect et avec l’assurance que nous serons traités avec respect. Je ne sais pas quoi dire sur l’art. J’ai beaucoup de chance: je suis entourée d’occasions de me poser la question ‘qu’est-ce que l’art et qu’est-ce que la vie ?’, c’est tellement partout dans ma vie que je peux sincèrement ne pas savoir ce qu’est l’art, parce que je me pose la question à tout moment. J’en suis vraiment très heureuse.
Quand nous nous sommes installés dans notre appartement de New York, nous quatre – avant, nous vivions dans un tout petit espace, beaucoup plus petit -, nous n’avions pas de meubles parce que, dans le minuscule espace, il n’y avait pas de place pour des meubles, alors nous avons dû en acheter. Nous avions des matelas, donc c’était bien. Nous avons acheté deux choses: une table de salle à manger, qui pouvait s’étendre jusqu’à quinze ou seize places, et un piano ! Et j’ai réalisé : ‘Oh, c’est une définition de ma famille et un bon exemple de ce qui est important pour moi !’

W H : Les thèmes qui restent sur notre liste sont ‘soutien’, ‘hiérarchie’, et ‘les failles et limites de la voix et les failles et limites de l’art’ .

R Q :Je ne suis pas complètement sûre de ce que tu veux dire par hiérarchie, mais je vais en dire quelques mots quand même. Je crois qu’il est très important, et c’est un point crucial dans tout travail d’exploration ou d’enseignement, que l’enseignant soit responsable. Il/elle crée un espace de sécurité et voit tout ou tient tout. Souvent dans mes cours, je demande aux élèves de créer quelque chose et, après, je ne sais pas si c’était juste ou non ou bon ou mauvais, eux seuls peuvent dire s’ils étaient proches ou éloignés de ce qu’ils voulaient faire. Donc mon ‘pouvoir’ d’expert disparaît. Mais je reste responsable. La hiérarchie change parce que je ne suis pas nécessairement l’expert de ce qu’ils voulaient faire, s’ils viennent avec un solo de leur propre travail, mais je suis responsable de ce qui se passe dans l’espace et responsable des règles, même si leur travail est de transgresser ces règles. Je pense aussi que presque tout enseignement est manipulateur, même si c’est une manipulation douce et que ça fait partie du contrat entre étudiant et enseignant. C’est une réflexion compliquée, délicieusement compliquée…
Pour le soutien donné par le groupe, il y a un soutien inhérent dans toute structure, il y a un soutien inhérent dans tout processus narratif, ce qui est différent d’une structure, mais il y a aussi le soutien dont certains ont besoin pour se perdre, ce qui est si fréquent dans mon travail pour amener les élèves là où ils ne savent plus quoi faire.
Mais il y a aussi cet arrangement social transpersonnel qui, il me semble, survient dans tout groupe. Tu sais comme, parfois, tu peux être dans un groupe et penser : ‘Je ne dis pas un mot, alors que d’habitude je suis celle qui parle tout le temps’, ou ‘Je me sens si timide’, ou ‘je ressens ça’ ou – la personne qui m’intéresse vraiment, pour une raison ou une autre, quand cette personne se met à parler, tu n’as qu’une idée : te lever et quitter la pièce ou vomir ou la gifler? Qu’est-ce qui peut bien provoquer toutes ces attractions, répulsions, réactions ?
C’est un peu comme si vous imaginiez un cercle, et une partie de ce cercle s’en va et tient une petite élection. ‘Vous serez le méchant aujourd’hui et je serai celui qui parle tout le temps et vous serez celui qui raconte des histoires drôles…’ et en même temps, tout le monde est ici, à prétendre qu’ils ne sont pas dans ce comité qui se réunit ailleurs !
Et pourtant je sens que cette interaction, cette sorte d’interaction transpersonnelle et souterraine est un énorme soutien dans un groupe.
Le soutien n’est pas toujours chaleureux et positif, mais il actionne aussi les boutons qui vont faire réagir les gens. C’est la structure, c’est encore une autre structure, un contenant, qui tient les choses pour que les participants puissent avancer sur leur chemin. Il faut un contenant la plupart du temps.
Tu m’as parlé d’un autre thème – les failles et limites de la voix et les failles et limites de l’art. Quand j’ai rencontré Richard Armstrong, qui m’a fait découvrir le travail du Roy Hart Theatre en 1981, ou peut être en 1983, j’ai compris vraiment quelque chose que je pensais avoir compris depuis longtemps : la beauté est dans les failles et toutes les possibilités pour ce qui vient après se trouvent dans les limites.

Propos recueillis par Walli Höfinger et Christiane Hommelsheim.
Traduction : Jean-Claude Dufourd

Rosemary Quinn
est directrice du Département de Théâtre Expérimental de Tisch School of the Arts, à l’Université de New York (NYU), où elle enseigne le jeu d’acteur, l’improvisation et l’écriture de ses propres spectacles. Elle est Professeur Associé des Arts du Théâtre, et directrice associée du département Théâtre. Elle vit depuis plus de 25 ans dans le Lower East Side de New York, travaillant comme actrice, metteur en scène, enseignante, administratrice et productrice. Elle a créé des rôles dans de nombreuses productions théâtrales, comme The Other Theater, The Talking Band, Mabou Mines, le Roy Hart Theatre en France et le Theatre for a Two-Headed Calf, entre autres. Elle a beaucoup collaboré avec le metteur en scène Joseph Chaikin, et a joué dans plusieurs pièces de Jean-Claude van Itallie dont Sunset Freeway, qui a été écrite pour elle. Rosemary met en scène le spectacle solo de Jean-Claude en septembre 2012 à La Mamma de New York, et revient à La Mamma en décembre pour un spectacle avec la chorégraphe Molissa Fenley.
Rosemary a étudié le travail de la voix du Roy Hart Theatre depuis 1983, elle est professeur de voix Roy Hart Theatre depuis 1989. Elle anime chaque été des stages et dirige des créations au Centre artistique international Roy Hart, à Malérargues, dans le sud de la France. Rosemary est mariée avec Jonathan Hart Makwaia. Ils ont deux filles.