• Article, 2015

    LE LEGS D’ALFRED WOLFSOHN À ROY HART

    Kaya M. Anderson

Tout d’abord voilà comment je suis arrivée à Alfred Wolfsohn et Roy Hart. Je vivais en Italie dans les années 50. Ma mère vivait à Londres et elle m’a demandé de venir lui rendre visite. J’ai donc pris mon premier vol en avion de Milan à Londres. En survolant les Alpes enneigées et brillantes dans un ciel bleu clair, mon cœur était plein d’excitation.
Quand ma mère m’a vue, elle m’a trouvée pâle et mal en point. Ce qu’elle a vu dans mon apparence était le reflet de mon désespoir. Je savais qu’il n’y avait rien de pathologique. Mon désespoir venait de la recherche d’un lieu et d’une façon d’étudier le théâtre avec des personnes très spéciales qui reliaient l’art, le théâtre, le sacré et le divin à la vie quotidienne. Même si j’aimais l’Italie et mes amis là-bas, et que j’avais parlé de ma quête à des directeurs de théâtre, des prêtres et des amis, je n’avais trouvé nulle part un tel contexte. Pour faire plaisir à ma mère, je suis allée chez le médecin. Ce médecin parlait d’art et de théâtre. Sa conversation m’a fascinée. Nous sommes devenus amis.

Quelques jours plus tard, je lisais le journal Sunday Observer. Étonnée, j’ai vu en première page une grande et intense photo d’un homme appelé Alfred Wolfsohn. Il donnait une leçon de chant à une de mes grandes amies d’enfance, Jenny Johnson. J’étais remplie de l’excitation intense d’une exploratrice qui savait enfin qu’elle était sur le bon chemin menant au trésor.
Quelques jours plus tard, le premier trésor s’est manifesté. Roy Hart m’a donné des leçons de chant qui ont touché les profondeurs de mon corps, de ma voix et de mon âme. Il m’a donné de l’énergie, de l’inspiration, de la joie dans ma voix puissante, un immense espoir et un aperçu du sens de la vie et de l’art.

Le trésor suivant a été de découvrir que je pouvais chanter et devenir non seulement une actrice mais une actrice qui chante. Puis d’autres trésors ont suivi. Cette façon de chanter m’a ouvert les oreilles et les yeux, stimulant la pensée et le sentiment : l’émotion qui avait été écrasée derrière une voix plutôt monotone et bien élevée.

Un autre trésor a été d’apprendre à écouter les qualités sonores de nos voix, ce qui m’a permis de découvrir des facettes cachées de la personnalité et de commencer à percevoir l’existence dynamique du masculin et du féminin en nous. J’ai appris que leur union pouvait conduire à une plus grande force et capacité de comprendre et d’aimer. M’aimer d’abord moi-même, puis aimer les autres.

La liste des trésors est longue. En voici un autre : Grâce au processus de chant et à l’expression des aspects sombres et lumineux de ma personnalité, j’ai pu progressivement racheter et transformer les expériences négatives de ma vie, et apprendre à me connaître et à m’apprécier. Y aller « petit à petit », c’est le mot clé ! Malgré ma jeunesse, je n’étais pas à la recherche d’une « divinité instantanée »… ma recherche avait été de trouver un contexte dans lequel des personnes d’un haut niveau artistique et humain seraient mes guides et mes amis. Ayant trouvé ce contexte avec Alfred Wolfsohn et Roy Hart, le vrai travail a commencé, parallèlement à la découverte des trésors.

Dans mes bons moments de ce processus de vie d’une incroyable exploration vocale qui me conduisait à une perception plus profonde et une sensibilité émotionnelle plus riche de moi-même, je savais qu’il y avait une chance de continuer à contacter ma force et ma confiance intérieures et, avec cela, naissait la possibilité de combler le fossé entre mon imagination et l’action physique.

Dans mes mauvais moments, mes doutes sur moi-même tourbillonnaient dans une confusion boueuse. Quand la boue était si profonde que je ne savais même pas que je pataugeais dedans, mes professeurs m’en ont informé en termes très clairs. Et donc cette éducation à la conscience de soi pouvait jeter un peu de lumière sur la confusion.

La lente prise de conscience que nous sommes tous composés de multiples aspects du divin et du diabolique, et que notre karma doit être reconnu et accepté, donne un sens à nos luttes. Mais en même temps que les luttes, l’inspiration m’a été donnée dans chaque leçon avec Alfred Wolfsohn et Roy Hart, où la voix est unifiée avec l’esprit et le corps. Cela donne naissance non seulement à des sons nouveaux et vivifiants, mais aussi à une énergie renouvelée, à des ressources imaginatives, à l’écoute, à la comparaison et à une meilleure capacité d’aimer et de comprendre.

Au cours de mes deux premières années extraordinaires à chanter avec Roy, qui comprenaient non seulement des leçons au piano dans le studio, mais aussi un travail d’acteur sur des pièces de théâtre et des réunions spéciales de discussion avec Roy, mes rêves étaient puissants. J’ai fait de nombreux rêves d’Alfred Wolfsohn dont j’avais vu la photo en première page du Sunday Observer.

Roy rendait très souvent visite à Awe dans l’appartement de Pond Street à Belsize Park, à une époque où Awe n’était pas assez en forme pour travailler dans le studio de Golders Green, et plusieurs fois, je suis montée dans la voiture avec Roy et j’ai attendu pendant que Roy allait voir Awe. Les observations aiguës d’Awe concernant les élèves et le propre développement de Roy ont contribué à ce que Roy sorte de ces conversations absolument radieux.

Un de mes rêves en particulier est parvenu aux oreilles d’Awe par l’intermédiaire de Roy. Ce rêve avait un rapport avec une étape importante de l’exploration scientifique de l’espace : le lancement dans l’espace de l’astronaute Youri Gagarine. Mon rêve était le suivant : « Je me tenais sur scène devant un public de plusieurs milliers de personnes. J’ai commencé à chanter un son profond, puis en glissando vers le haut, j’ai senti que j’avais la puissance d’un vaisseau spatial, au moment où il s’élève dans la stratosphère. Mon son montait très haut, mais mes pieds et mon corps restaient fermement sur le sol. C’est ma voix qui me donnait du pouvoir. Là, face à cet immense public, je me sentais en confiance. »

Après ce rêve, je suis devenu l’élève d’Alfred Wolfsohn. Ce rêve était un présage de mon avenir. Je choisissais la voie du développement intérieur par la voix et la relation à notre terre. Les aspirations verticales de la science moderne n’étaient pas pour moi. J’avais découvert cette merveilleuse façon de chanter et de vivre qu’Awe et Roy me montraient.

Le génie artistique de Léonard de Vinci avait déjà conçu sa machine volante plusieurs centaines d’années avant que les premiers avions ne soient fabriqués. Alfred Wolfsohn a conçu son immense vision du lien entre l’art et la science, non pas dans le dessin comme celui de Léonard, mais dans la découverte des voix qui pouvaient conduire le chanteur non seulement à une plus grande expression vocale, mais aussi à une connaissance de soi plus profonde, la quête de la psychologie ancienne et moderne. Alfred Wolfsohn savait qu’il avait 100 ans d’avance sur son temps.…

Awe a écrit qu’il tentait, dans son domaine, de trouver « une sorte de PONT entre l’art et la science ». « Je ne suis sûrement pas idiot en imaginant qu’une femme scientifique serait fascinée d’examiner les possibilités de l’ ÉGALITÉ des deux sexes dans un domaine où personne ne pensait que cela pouvait être possible. » Il parlait de ses recherches sur la voix.

Il est clair que Roy, en trouvant son chemin à travers ses expériences et ses perceptions du travail d’Alfred Wolfsohn, a utilisé tous ses dons et sa formation d’acteur pour leur donner VOIX et ACTION. Il a dû, bien sûr, laisser son imagination l’aider à trouver des moyens d’exprimer les idées d’ Awe. La compréhension par Roy de l’approche vitale de la voix d’Awe, qui consiste à exprimer non seulement le beau et le bon, mais aussi le laid et l’ OMBRE, l’a conduit à créer une structure sociale au sein de son groupe d’élèves qui pourrait contenir les conflits, les goûts et les dégoûts, la colère, la jalousie et les tensions extrêmes générées par la domination archétypale. Soit dit en passant, la définition de C.G. Jung d’un ARCHÉTYPE est la suivante : « Le résidu de l’expérience toujours récurrente de l’ HUMANITÉ ».

Les élèves chanteurs de Roy Hart comptaient environ 15 personnes au moment de la mort d’Alfred W olfsohn en 1962. Déjà quelques années avant la mort d’ Awe, Roy donnait des leçons de chant, des entretiens privés et des cours de théâtre à ses étudiants. Progressivement, au fil des années, certains cours de chant individuels se sont transformés en groupes de 3 personnes ou plus. Roy rencontrait aussi régulièrement tous ses élèves. Lors de ces réunions, il transmettait l’idée et les expériences d’ Awe, en faisant le lien avec la propre expérience de ses étudiants dans leur travail. Certains des étudiants étaient des danseurs professionnels, des chanteurs, des acteurs, des architectes, des enseignants, des secrétaires, un docteur en médecine, des diplômés universitaires, des constructeurs et des hommes d’affaires.

Le dynamisme de ces rencontres provenait des leçons de chant au cours desquelles chaque élève sentait et entendait la puissance et la subtilité de sa voix et ressentait des changements dans sa vie imaginative et physique, dans ses attitudes et ses relations. Un sentiment, une écoute et une observation croissante des qualités de chacun pendant les leçons de chant en groupe nous ont conduit à nous comprendre plus profondément et à nous apprécier davantage entre nous.

Ici, dans ce travail, dans cette aura, les racines d’une nouvelle société étaient en train de se former. Les leçons de chant étaient et sont des actes d’amour, où toute l’expérience, l’intuition et le sentiment du professeur sont concentrés sur l’élève qui est, avant tout, un être humain aux multiples facettes, quelle que soit sa profession, sa race ou sa croyance.

Roy a poursuivi la découverte d’ Awe selon laquelle, à travers l’expression vocale et artistique la plus complète de toutes les facettes de la personnalité, allant du bien au mal, de la joie à la tristesse, et de toutes les polarités inhérentes à notre condition humaine, ses élèves pouvaient développer non seulement leur voix mais aussi leur personnalité. Nous avons tous été témoins de ce développement lors des leçons de chant, des réunions régulières, des répétitions et des contacts entre nous en dehors de ces événements.

L’une des façons de renforcer la connaissance de l’autre était la pratique des invitations. Une invitation à un repas, à une discussion sur les rêves, ou à entendre comment vous étiez tombé amoureux de quelqu’un. Même si l’amour n’était pas réciproque, vous pouviez généralement vous attendre au moins à une réponse compréhensive. Parfois, la teneur de ces discussions privées parvenait aux oreilles de Roy et s’il sentait la possibilité d’un développement valable chez les personnes concernées, il incluait leur rêve ou leurs désirs dans une grande réunion.

Lors de ces GRANDES RÉUNIONS, un riche matériel émergeait toujours. Nous avons commencé à appeler ces réunions « RIVERS », ce qui décrivait leur nature fluide. Roy a dirigé ces « Rivers » pendant de nombreuses années et il a clairement indiqué que chaque personne était responsable de la qualité de sa créativité. Ainsi, le ton de votre voix, vos gestes et le contenu de ce que vous disiez, quelle que soit l’émotion que vous ressentiez, devaient être tempérés par le respect du flux créatif de la rivière. Cette formation a conduit, plus tard, certains autres d’entre nous à diriger des « Rivers ». Pendant environ sept ans après la mort d’Alfred Wolfsohn, nous nous sommes appelés les « Alfred Wolfsohn Roy Hart Speakers Singers ». Puis nous avons choisi de nous appeler le « Roy Hart Theater ».

Ni Awe ni Roy n’étaient intéressés par le rôle de « Gourou ». Bien sûr, ce rôle leur était souvent imposé, mais ils ne cherchaient pas à acquérir du pouvoir pour dominer les autres. Ce qui les intéressait, c’était la possibilité d’un développement humain plus poussé grâce à ce processus de chant. Un développement en tant qu’artistes apprenant à équilibrer le pouvoir des opposés en eux-mêmes et rejoignant la quête de la création d’une société plus chaleureuse. Il y a une relation entre la belle voix du chant classique et ce que Roy décrit comme « une approche de la vie sur un octave et demi ». Notre travail sur la mise en œuvre vocale et physique de la voix de la BELLE et celle de la BÊTE a accru notre compréhension du lien qui les unit. Bien sûr, nous désirons tous chanter magnifiquement. Oui ! Mais le travail sur ce que l’on appelle les « vilains sons », en leur trouvant un centre d’intérêt dans les leçons de chant, nous a amenés à une satisfaction plus profonde et incarnée du chant, bien au-delà des exigences esthétiques de l’ego. La voix qui peut exprimer la musique de la nature, des animaux et des créations de l’homme oblige le chanteur à se considérer comme un être physique en harmonie avec le monde.

Pendant ses études avec Awe, Roy a donné des représentations publiques de « The Rock » de T.S. Elliot, de « Rhapsody on a Windy Night » et de « Pierrot Lunaire » de Schoenberg, sans compter d’autres pièces, explorant la gamme de 8 octaves et ses multiples nuances. Ses performances ont reçu des critiques enthousiastes de la presse. Mais après la mort d’Awe, Roy se consacre à développer et à enseigner à son groupe d’étudiants son expérience du travail d’Awe, un travail de toute une vie.

Des années plus tard, Roy a recommencé à se produire tout en continuant à diriger le « Roy Hart Theater ». Il a chanté des œuvres composées pour lui par les compositeurs comme Peter Maxwell Davies, Hans Wemer Henze, Karlheinz Stockhausen et d’autres. Roy a été l’ambassadeur d’Awe pendant sa vie et après sa mort. Il a continué à le faire connaître en se déplaçant, à écrire des lettres, à inviter des gens au studio pour entendre cet étonnant travail chanté. Marita Gunther, moi-même et d’autres, ont poursuivi cette tâche.

Parfois, j’étais dans la pièce avec Awe, lorsque Roy revenait de ces visites d’ambassadeur avec des sentiments allant de l’espoir à l’étonnement et à la colère face aux attitudes souvent obtuses ou évasives lors de ces entretiens. Parfois, Roy avait des nouvelles passionnantes sur les réponses profondément intéressées de personnes de différentes professions. Ces années pionnières ont été ponctuées par la reconnaissance de la presse mondiale en 1955/56 du travail d’Alfred Wolfsohn. Des laryngologistes ont fait des études sur les élèves d’Alfred Wolfsohn et n’ont trouvé aucune anomalie dans leur travail ni dans leur anatomie vocale, contrairement aux craintes et aux critiques exprimées par les experts du chant classique. Roy a dû poursuivre ce travail de pionnier jusqu’à sa mort en 1975. Le « Roy Hart Theater » l’a poursuivi. Ces dernières années, ce travail de pionnier a été apprécié et a donné lieu à une reconnaissance dans le monde entier.

LE THÉÂTRE ROY HART EN FRANCE

Après beaucoup de discussions, d’excitation, de planification et d’organisation de notre transfert de Londres dans le Sud de la France, nous avons commencé le déménagement en 1974. Nous écrivions une pièce musicale, basée sur le texte d’un médecin et dramaturge français, Serge Béhar. Lorsque nous sommes tous arrivés au château de Malerargues, à moitié en ruine, nous avons commencé à répéter la pièce sur laquelle nous travaillions, intitulée L’ Économiste.

Février 1975 : un hiver très froid et pas de chauffage à l’exception de 4 radiateurs à bouteilles de gaz que nous déplacions de notre salle à manger à notre studio de théâtre.

Roy avait dû faire un choix très difficile entre les acteurs de L’ Économiste et ceux qui allaient préparer les repas pour plus de 40 d’entre nous. La distribution comptait 26 personnes. Roy a dit qu’il aurait aimé avoir tout le monde dans cette distribution, mais que ce n’était pas possible d’un point de vue pratique. Certains des préparateurs de repas ont apporté des idées pour la musique et les scènes supplémentaires de L’ Économiste. Nous avons tous rencontré Roy chaque soir. Nos « Rivers » de Londres sont devenues nos « Rivières » de Malérargues.

Et voilà maintenant 33 ans que nous sommes en France. Nous n’avions pas imaginé que nous perdrions Roy, Dorothy et Vivienne ou que Paul serait gravement blessé dans l’accident de voiture survenu lors d’une tournée de L’ Économiste en mai 1975. Nous avons dû faire face à la situation. Les idées et le travail de toute une vie d’Alfred Wolfsohn et de Roy Hart nous ont donné la force et le courage de poursuivre ce travail.

J’aimerais terminer cette conférence avec l’un des écrits de Roy, qu’il a rédigé en 1947, après avoir rencontré et travaillé avec Alfred Wolfsohn :  » Je viens de passer la plus merveilleuse soirée de ma vie avec M. Wolfsohn. Il m’a fait faire et voir Othello tel qu’il était vraiment. Dieu, jamais je ne me suis élevé à de tels sommets. Quand je suis arrivé à la scène de la mort avec Desdémone, j’ai ressenti la passion et les émotions les plus authentiques et les plus terrifiantes pour être capable de tuer ! Il m’a fait « voir » des scènes que je n’aurais jamais pu concevoir en pratique. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je dis que cet homme est merveilleux… »

Traduction : Agnès Dumouchel

KAYA M. ANDERSON
est un membre fondateur du Roy Hart Theatre. Son désir ardent de trouver un contexte avec des personnes qui croient profondément en la divinité essentielle du chant, du théâtre, de la danse et des autres arts a commencé quelques années avant qu’elle ne le trouve avec Alfred Wolfsohn et Roy Hart en 1956. À cette époque, les élèves assistaient à des réunions pour entendre parler de leurs rêves, de leurs projets, de leurs succès et de leurs échecs, avec l’intention précise d’élever leur niveau d’humanité, de responsabilité pour la voix et leur comportement; ils recevaient des leçons de chant individuelles, répétaient des spectacles, faisaient des recherches sur les liens entre la voix et la personnalité, invitaient des professionnels des arts et des sciences à écouter et à observer leur travail. Kaya n’a jamais cessé de se produire, ni d’enseigner, ajoutant les influences de la musique, du théâtre, du Chi Gong, du Tai Chi, du Yoga et de la danse à l’expérience qu’elle a acquise avec Alfred et Roy.